Ce matin je me suis réveillée avec en tête l'image d'un tableau.
Cela m'arrive parfois, mais le plus souvent, je rêve d'expositions entières, et je n'arrive pas à me souvenir de tout, seul demeure, au réveil, l'éblouissement.
Ce matin donc, j'ai vu en rêve un tableau de format carré, pas très grand, peut-être 30cm x30 cm. Il représentait une forêt vue du dessus, une canopée. Il y avait quatre arbres en boules, gris opaques et derrière eux, deux houppiers (j'aime ce mot) d'arbres de couleurs automnales, dans les tons bruns chauds, orangés, marron de perylène. Et c'était beau.
Immédiatement, mon esprit sortant de cet état ensommeillé, je pensai à écrire, décrire ce tableau entrevu en rêvé (son souvenir s'effaçait déjà), et je fus confrontée à la difficulté de décrire un tableau, à la pauvreté de la description que j'allais pouvoir en faire.
Je me souvins alors d'un mémoire qu'une de mes élèves (parmi celles qui m'accompagnent quasiment depuis mes débuts comme prof), avait écrit. Il s'agissait de mettre en regard la pratique du yoga avec celle de l'aquarelle. Ces deux pratiques requièrent en effet, pour certains, une capacité à atteindre un état méditatif, un lâcher prise, où la main, ou le corps, se meuvent sans effort dans un élan immatériel.
Certes, décrire un tableau avec des mots qui susciteront un émoi chez les lecteurs, est un talent rare, tout aussi rare que celui d'un peintre capable de susciter un émoi chez son regardeur.
D'un seul regard l'accrocher à cette pièce de papier, faire en sorte, (rêvons encore un peu), qu'il (elle) l'emporte sous le bras et l'installe dans son -intérieur- (quel joli mot), que ce soit matériellement , ou pas.
On peut en effet emporter le souvenir d'un tableau, tout comme on peut garder en soi, le rêve d'un tableau.
Le tableau perd alors complétement sa matérialité. Il est allégé de tout poids, et devient immatériel.
Un peu comme on se souvient d'une musique ou d'un parfum, ou même d'un goût. (ah, la cuisine de maman…)
Je me souviens d'un tableau d'Ewa Karpinska, il s'agissait d'un tableau intitulé "le vol du martin pêcheur" vu au regretté salon de Saint Laurent sur Gorre. Peut-être à la lecture du titre, vous aussi vous en souvenez vous ? Alors, nous le partagions, sans le savoir ?!
Un tableau oscille donc entre sa matérialité et son immatérialité.
Quand il veut le peindre, il faut que le peintre l'extraie de son esprit, qu'il ait assez de talent pour le retranscrire sur sa toile ou quelle que soit la surface disponible. Il faut que quelqu'un d'autre le voie.
Mais je vais trop vite comme toujours.
Me voilà donc devant la toile blanche, ou mon carnet de croquis, avec l'idée de ce tableau, ce houppier gris opaque dont le souvenir flotte encore en moi, qu'est-ce qu'il se passe ensuite ?
Eh bien je pense que si j'étais dans la nature et que je voyais cette image qui déclenche en moi l'envie de peindre, je ferais tout à fait la même chose : je regarderais.
En fait, je regarde le souvenir de ce houppier gris opaque en moi.
Je le regarde et c'est un peu comme si je le voyais.
Parce que je l'ai vu, j'ai emmagasiné cette image, peu importe d'où elle vient, il s'agit peut-être du souvenir inconscient d'un tableau que j'ai vu quelque part. On ne sait pas d'où viennent les tableaux.
On sait juste que lorsqu'on les aime, on ne peut pas s'en détourner, ou, du moins, on ne peut pas les oublier.
Il m'est arrivé aussi d'être en admiration, à mes débuts, devant l'aquarelle de quelqu'un que je considérais à l'époque comme un maître. Des années plus tard, lors de la parution d'un livre, je retombe sur cette image, que j'avais tant aimée, et dont je gardais un souvenir ébloui…
Quelle terrible déception ! Le tableau me sembla alors d'une pauvreté, d'une indigence terrifiante.
Le tableau n'avait pas changé, moi, si.
Mon regard avait changé.
Mon exigence avait changé.
Et je n'aimais plus cette aquarelle.
Il en est de même pour mes projets de tableaux. Je les porte en moi, et s'ils résistent à l'usure des souvenirs, si mon énergie est dirigée vers leur réalisation, alors ils peuvent espérer émerger sur un bout de toile.
Ils sont immatériels longtemps. Parfois ils meurent en moi avant de naître.
Il faut, pour la naissance d'une peinture, le temps, le bon tempo, le moment suspendu.
Il faut pouvoir lui accorder tout son temps.
Il faut s'y consacrer.
La naissance d'un houppier gris opaque tient alors du miracle.